Résumé
Certaines des plus grandes sociétés canadiennes ont reçu des sommes considérables sous forme de subventions salariales durant la pandémie, tout en engrangeant des profits record, en envoyant des milliards de dollars aux actionnaires et en évitant de payer des milliards de dollars en impôt. Dans le cas de plusieurs d’entre elles, nous ne savons pas exactement combien de fonds les entreprises ont reçus comme soutien direct en temps de pandémie.[1]
Rapport
En mars 2020, le gouvernement fédéral a mis sur pied la Subvention salariale d’urgence du Canada (SSUC) pour aider les entreprises à garder leurs employés pendant la pandémie. Toutefois, les critères pour recevoir la SSUC étaient à la fois larges et exagérément laxistes.[2] Bien que le programme public de plusieurs milliards de dollars ait aidé beaucoup de travailleurs à garder leur emploi, certaines compagnies très lucratives en ont profité pour augmenter leur valeur en évitant de payer des impôts, en payant des dividendes, en rachetant des actions et en faisant des acquisitions. Certaines de ces sociétés ont même réduit leurs effectifs.[3]
En octobre 2022, nous avons publié une étude démontrant que les plus grosses entreprises canadiennes cotées en bourse profitaient de l’écart fiscal grandissant qui a coûté au gouvernement au moins 30 milliards de dollars en 2021. L’écart fiscal est la différence entre ce qu’un contribuable paye et ce qu’il devrait payer conformément au taux établi par la loi fiscale.
Dans cette étude, nous avons examiné de plus près les entreprises qui affichaient un écart fiscal total de 100 millions de dollars ou plus pour la période allant de 2017 à 2021 afin d’évaluer leur utilisation de la subvention d’urgence et les liens avec les techniques d’accroissement de la valeur. À ces fins, nous avons vérifié les éléments suivants[4] :
1) si elles ont reçu ou non la SSUC ;
2) si elles possèdent ou non des filiales dans des paradis fiscaux reconnus ;
3) les montants qu’elles ont dépensés sur des dividendes, le rachat d’actions et les acquisitions.[5]
Notre analyse a révélé que plus de la moitié (37) des 74 entreprises ayant un écart fiscal d’au moins 100 millions de dollars a reçu la SSUC directement.[6] Dix autres ont profité indirectement du programme.[7] Le gouvernement n’a pas exigé de connaître les montants que les entreprises ont reçus, pas plus qu’il n’a lui-même fourni cette information. Cela signifie que nous ne savons pas combien de financement public la plupart de ces sociétés commerciales ont reçu par le biais du programme de SSUC. Toutefois, la transparence financière ainsi que d’autres sources de données publiques montrent que sur les 37 sociétés qui ont reçu la SSUC directement :
● 30 ont au moins une filiale dans un paradis fiscal[8] ;
● 34 ont payé des dividendes à leurs actionnaires durant la pandémie ;
● 29 ont augmenté le total des dividendes versés durant la pandémie ;
● 32 ont racheté des actions pendant la pandémie ;
● 24 ont réduit leur effectif en 2020[9] ;
● 16 ont réduit leur effectif en 2021.
En 2020 et en 2021, tandis que les travailleurs canadiens et leur famille faisaient face à une incertitude économique extrême, et que le gouvernement fédéral dépensait des montants d’argent sans précédent pour maintenir la stabilité économique, les 37 entreprises ayant reçu la SSUC ont dépensé ensemble :
● 81,3 milliards de dollars en dividendes ;
● 41,1 milliards de dollars en rachat d’actions ;
● 51,1 milliards de dollars en acquisitions d’autres entreprises.
Le versement de dividendes, le rachat d’action et les acquisitions permettent tous essentiellement de transférer de l’argent des entreprises aux actionnaires, qui sont pour la plupart membres des couches les plus aisées de la société. Tandis que les dividendes sont de l’argent versé directement aux actionnaires d’une entreprise, les rachats d’action échangent l’argent pour des actions et les acquisitions fournissent des capitaux aux propriétaires des entreprises achetées.[10]
Les 173,5 milliards de dollars dépensés sur des dividendes, des rachats d’action et des acquisitions représentent près de la moitié des bénéfices bruts combinés des bénéficiaires de la SSUC. En comparaison, ces entreprises ont payé le montant relativement maigre de 29,3 milliards de dollars en impôts tout en évitant de payer 20,7 milliards.
Malheureusement, nous ne savons pas combien d’argent plusieurs de ces entreprises ont reçu du programme de SSUC. Cette information devrait être publique. Néanmoins, les impôts évités constituent aussi une subvention publique, en plus des fonds reçus directement de la SSUC. Les entreprises ont pu conserver leurs bénéfices en profitant d’exemption d’impôts du gouvernement. Ainsi, par le déplacement des bénéfices, la planification fiscale serrée, les crédits d’impôt et l’évitement fiscal, l’argent du trésor public est transféré vers ces sociétés commerciales.
Les 37 entreprises qui ont reçu une SSUC ont distribué environ 6 fois plus d’argent aux riches propriétaires d’entreprises qu’au trésor public. Ces impôts que ces sociétés ont évité de payer signifient que le public a essentiellement financé 12 % de cette distribution, en plus d’un montant inconnu provenant de la SSUC.
Les sommes distribuées aux propriétaires contrastent nettement aussi avec les sommes que les entreprises ont déboursées dans de nouveaux investissements pendant la pandémie. Seulement 16,5 milliards de dollars — soit 4,7 % des bénéfices bruts — ont été investis à part des coûts de remplacement.[11]
Les propriétaires ont aussi joui d’énormes gains en capitaux, étant donné que la plupart des entreprises ont rapidement récupéré et dépassé la valeur commerciale qu’elles avaient perdue durant les premiers jours de la pandémie. À la fin de 2021, la capitalisation boursière combinée des 37 bénéficiaires de la SSUC avait augmenté de 22 % (plus de 238 milliards de dollars) comparativement à 2019.
Ce rapport émet plusieurs recommandations visant à récupérer des revenus en impôt des sociétés pour le bien public, en plus des autres mesures fiscales visant à limiter l’évitement fiscal des sociétés, notamment :
- un impôt sur les bénéfices exceptionnels des grandes entreprises afin de soutenir la relance après la pandémie ;
- un impôt minimal sur les bénéfices comptables ;
- une augmentation du taux d’imposition des sociétés de 15 % à 20 % ;
- éliminer les échappatoires fiscales pour les grandes entreprises : en particulier l’exclusion des gains en capitaux, qui permet aux sociétés de payer moins d’impôt ;
- mettre fin aux ententes avec les paradis fiscaux pour s’assurer que les bénéfices sont réinvestis au Canada ;
- améliorer la transparence des entreprises, de sorte que les moyennes et grandes entreprises rendent publics leurs revenus et impôts.
Ceci est une traduction du sommaire du rapport. Une version complète est disponible en anglais ici.
Notes de fin de document
[1] Des journalistes ont déterminé et compilé les montants récoltés par certaines entreprises. Voir : Patrick Brethour, Tom Cardoso, David Milstead et Vanmala Subramaniam. « Wage subsidies were meant to preserve jobs. In many cases, the $110.6 billion response padded bottom lines ». Globe & Mail, 8 mai 2021. [https://www.theglobeandmail.com/business/article-canada-emergency-wage-subsidy-data-analysis/]; Victor Ferreira et Kevin Carmichael. « As CEWS flowed in, dividends flowed out ». Financial Post, 7 décembre 2020. [https://financialpost.com/investing/fp-investigation-as-cews-flowed-in-dividends-flowed-out].
[2] Les critères pour recevoir la SSUC comprenaient la perte de revenus, sans l’exigence de garder les employés. Vous pouvez trouver certains détails sur la FAQ archivée du gouvernement au sujet du programme.
[https://www.canada.ca/fr/agence-revenu/services/subventions-salaires-lo…]
[3] La transparence financière des sociétés indique rarement les effectifs pays par pays, alors nous ne pouvons pas savoir où les coupures de personnel ont eu lieu.
[4] Les 74 entreprises examinées comptaient parmi les 123 qui avaient été analysées afin de mesurer l’écart fiscal des sociétés. Toutes ces grandes entreprises avaient une capitalisation boursière d’au moins deux milliards de dollars à la fin de 2021.
[5] Les informations sur les filiales viennent des liens de parenté entre sociétés (https://www150.statcan.gc.ca/n1/fr/catalogue/61-517-X) ainsi que des informations obtenues grâce à la transparence financière des sociétés, particulièrement aux formulaires annuels de renseignements. Les noms des filiales étaient associés à des noms trouvés dans le registre de la SSUC (https://apps.cra-arc.gc.ca/ebci/habs/cews/srch/pub/fllLstSrh). Michael Smart et Nick Mahoney ont réalisé une analyse semblable pour Finances of the Nation. [https://financesofthenation.ca/2020/12/29/large-corporate-groups-that-received-cews-payments-in-2020/] Des erreurs dans la base de données, comme des informations manquantes, ainsi que les variations dans les noms, ont empêché d’obtenir des résultats complets. Les informations financières proviennent de la base de données Compustat, de même que de la transparence financière par le biais de SEDAR
(https://www.sedar.com/), et des YCharts.
[6] Nous définissons l’entreprise comme ayant reçu directement une SSUC si : 1) l’entreprise a reçu une SSUC ; 2) une de ses filiales dont elle détient la majorité des parts a reçu une SSUC ou 3) la société qui est propriétaire majoritaire de l’entreprise possède une filiale qui a reçu une SSUC.
[7] Nous définissons les entreprises comme bénéficiant indirectement de la SSUC si une filiale dont elles sont propriétaires minoritaires en a reçu.
[8] Les refuges fiscaux sont ceux qui sont listés dans notre rapport de 2017, Bay Street and Tax Havens : Curbing Corporate Canada’s Addiction. [https://www.taxfairness.ca/en/resources/reports/report-bay-street-and-tax-havens].
[9] Certaines entreprises ne rapportent pas toutes les informations sur leurs effectifs.
[10] Les rachats d’actions et les acquisitions ne distribuent pas l’argent aux actionnaires d’une entreprise. Dans le cas des rachats d’actions, les vendeurs échangent leurs parts contre de l’argent. Dans le cas des acquisitions, ce sont les propriétaires des entreprises achetées qui reçoivent les capitaux. Toutefois, dans les deux cas, de l’argent est transféré dans des comptes d’actionnaires. Le rachat d’actions va augmenter la valeur des actions d’une entreprise, ce qui bénéficie à ses actionnaires. Les acquisitions ont un effet imprévisible sur la valeur, selon la manière dont les actionnaires réagissent. La propriété des actions est hautement concentrée entre quelques mains. Dix pour cent des Canadiens les plus riches sont propriétaires de plus de 80 % de toutes les actions. La moitié la plus pauvre de la population possède tout juste 1 %. Statistique Canada. Certains actifs et dettes selon les déciles de l’avoir net, enquête sur la sécurité financière, tableau : 11-10-0075-01.
[11] Les nouveaux investissements sont calculés comme des dépenses en capital, moins la dépréciation et l’amortissement.